À l’aube de l’époque moderne, dans une France encore marquée par les guerres de Religion mais déjà entrée dans le souffle spirituel du XVIIᵉ siècle, s’avance la figure lumineuse de saint Claude de la Colombière. Jésuite, confesseur, prédicateur de cour et spirituel aux accents prophétiques, il ne vécut que quarante-et-un ans (1641-1682), mais ses écrits et son témoignage continuent d’inspirer des foules de croyants. Canonisé en 1992, il est surtout connu comme le fidèle compagnon de sainte Marguerite-Marie Alacoque et l’un des artisans les plus efficaces de la diffusion de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. Écrire sur Claude de la Colombière, c’est parcourir un itinéraire tissé de paradoxes : l’érudition austère du collège jésuite et la tendresse du Cœur percé ; la brillance mondaine des salons du Saint-James Palace et l’obscurité d’un cachot pestilentiel ; la rudesse d’une tuberculose qui le mine et la joyeuse espérance qu’il ne cesse de prêcher. Le présent article propose une plongée approfondie dans sa vie, son œuvre et son héritage, afin de mesurer la place singulière qu’il occupe dans l’histoire du christianisme et de discerner les raisons pour lesquelles, trois siècles plus tard, son appel à la confiance illimitée reste d’une actualité brûlante. Nous suivrons pas à pas l’enfant de Saint-Symphorien-d’Ozon, le novice de Lyon, le missionnaire à Paray-le-Monial, le prédicateur exilé à Londres et, finalement, le saint que l’Église propose comme modèle de loyauté sans faille à l’Évangile.
Relique de Claude de la Colombière sur relics.es
1. Les racines lyonnaises et la formation jésuite
Claude de la Colombière naît le 2 février 1641, jour de la Présentation, dans le bourg de Saint-Symphorien-d’Ozon, non loin de Lyon. Sa famille appartient à la petite bourgeoisie commerçante ; son père Claude est notaire royal, sa mère Marguerite Coindat veille à l’éducation religieuse de leurs sept enfants. Le jeune garçon grandit au carrefour d’influences contrastées : d’un côté, un environnement urbain pulsant au rythme du commerce de la soie lyonnaise ; de l’autre, la densité spirituelle des églises et confréries qui fleurissent dans ce « nouveau désert » voulu par la Réforme catholique. À douze ans, il entre comme externe au prestigieux collège de la Trinité, dirigé par la Compagnie de Jésus. Là, il s’initie aux humanités, au théâtre scolaire et à la rhétorique, disciplines dans lesquelles il excelle. Mais l’adolescent dépense aussi une énorme énergie à vouloir être le premier ; il confiera plus tard qu’il y voyait un piège d’orgueil qu’il ne réussissait pas toujours à déjouer.
En 1658, à l’âge de dix-sept ans, il demande son admission comme novice chez les Jésuites à Avignon. Le noviciat, d’une durée de deux ans, le marque profondément : silence de la cellule, grande retraite de trente jours selon les Exercices spirituels de saint Ignace, obéissance à toute épreuve. Claude, doué d’une mémoire phénoménale et d’un tempérament ardent, a le sentiment de se heurter à un Dieu exigeant mais infiniment patient. Il fera de cette tension le moteur de sa prédication future : exhorter sans décourager, purifier sans briser, illuminer sans éblouir. Après sa profession simple, il poursuit ses études de philosophie à Lyon puis de théologie à Paris, où il est ordonné prêtre le 6 avril 1669.
2. Premier ministère : enseignant et prédicateur dans la France classique
Ordonné à vingt-huit ans, Claude de la Colombière reçoit une première affectation comme professeur de rhétorique au collège de Lyon. Son éloquence, déjà affûtée par des années de concours littéraires, captive les élèves et les notables qui viennent écouter les exercices publics appelés « disputations ». La France de Louis XIV vit alors une « fièvre de la chaire » : les prédicateurs rivalisent d’images frappantes et de subtiles antithèses pour toucher des auditeurs avides de spectacle religieux autant que d’édification morale. Claude s’inscrit dans cet air du temps, mais son style tranche par sa sobriété et par la force d’une foi vécue. Il ne se contente pas de dénoncer le vice ; il propose la voie royale de la miséricorde divine.
En 1674, après la troisième année de probation ignatienne appelée « troisième probation », il est nommé supérieur de la petite communauté jésuite de Paray-le-Monial, en Bourgogne. La ville, connue pour son abbatiale clunisienne, est aussi un centre de commerce agricole où les confréries et les missions populaires se multiplient. À Paray, Claude rédige son fameux journal spirituel, les « Retraites spirituelles », dans lequel il note ses combats intérieurs : fatigue, scrupules, rêves de grandeur, tentations de découragement. Cette transparence, peu commune à l’époque, deviendra une mine pour la spiritualité moderne, car elle montre un homme engagé dans la lutte quotidienne pour « faire passer l’Évangile dans la chair ».
3. Paray-le-Monial : la rencontre décisive avec Marguerite-Marie Alacoque
Quand Claude arrive à Paray en février 1675, le monastère de la Visitation voisin vit sous le rayonnement discret d’une religieuse encore ignorée, sœur Marguerite-Marie Alacoque. Depuis 1673, celle-ci affirme recevoir des visites du Christ lui montrant son Cœur « ardent d’amour pour les hommes ». Les supérieures, perplexes, cherchent un directeur spirituel capable de discerner l’authenticité des visions. Dès leur première entrevue, Claude reconnaît dans la simplicité de sœur Marguerite une résonance intérieure aux appels qu’il entend lui-même : confiance absolue, offrande réparatrice, diffusion de la fête du Sacré-Cœur. Entre eux naît une amitié spirituelle d’une intensité rare, fondée sur la conviction que Dieu veut allumer un feu de charité dans un monde refroidi par le jansénisme et le rationalisme naissant.
Le 21 juin 1675, fête du Saint-Sacrement, Marguerite-Marie reçoit la « grande révélation » : Jésus demande qu’on lui rende un culte public sous la forme d’une heure d’adoration le jeudi soir et d’une fête liturgique après l’octave de la Fête-Dieu. Claude s’engage alors, comme il l’écrit, à être « le serviteur très fidèle du Cœur de Jésus ». Sa présence à Paray ne durera que dix-huit mois, mais elle scelle le destin de la dévotion. Il rédige plusieurs sermons, compose des actes de consécration et propulse un réseau de correspondances qui porteront la nouvelle jusqu’aux couvents anglais et aux salons parisiens.
4. Londres : prédicateur de la duchesse d’York et l’épreuve du Popish Plot
En 1676, ses supérieurs, conscients de ses talents oratoires et de sa santé encore robuste, l’envoient à Londres comme chapelain de Mary Beatrice d’Este, duchesse d’York et future reine d’Angleterre. La mission est délicate : depuis l’Exécution de Charles Iᵉʳ et la Restauration, l’Angleterre anglicane tolère à peine les prêtres catholiques. Claude arrive cependant avec la recommandation expresse de prêcher, non pas contre mais pour : pour la conscience, pour la vérité, pour l’unité. Ses homélies, prononcées d’abord dans la chapelle privée du palais Saint-James, suscitent un intérêt poli et parfois admiratif parmi les courtisans.
Mais en 1678 éclate le Popish Plot, une conspiration imaginaire inventée par Titus Oates, qui accuse les catholiques de vouloir assassiner le roi Charles II. Claude, repéré comme conseiller de la duchesse, est arrêté le 18 novembre 1678, incarcéré à la prison de King’s Bench et condamné sans preuve. Il y contracte ou aggrave une tuberculose pulmonaire déjà latente, mais il transforme sa cellule en chaire d’où il écrit lettres et méditations empreintes d’abandon. Après trois mois, grâce à l’intervention de Louis XIV, il est libéré à condition de quitter le royaume. Il traversera la Manche à demi-fiévreux, convaincu que « Dieu conduit tout pour un plus grand bien ».
5. Retour en France et dernières années à Paray
Rapatrié au printemps 1679, Claude de la Colombière passe quelques semaines de convalescence à Lyon, puis ses supérieurs le renvoient à Paray-le-Monial, cette fois non plus comme supérieur mais comme simple prédicateur et père spirituel. Il retrouve Marguerite-Marie, dont la réputation grandit lentement à l’intérieur de la Visitation. Tous deux savent que leur temps commun est compté : Claude ressent dans ses poumons la brûlure d’une maladie irréversible. Leurs lettres montrent une tendresse fraternelle : encouragements, humour discret, confidences sur la « douceur d’être humilié ». Claude prêche sans relâche les « premiers vendredis » du mois consacrés au Sacré-Cœur et relit ses notes de retraite, qu’il épure pour en faire un petit traité sur la confiance.
Le 15 février 1682, après avoir reçu l’extrême-onction, il murmure : « Je ne puis plus rien, Seigneur, mais disposez de moi ». Il meurt à l’âge de quarante-et-un ans. Marguerite-Marie écrira : « Il a passé comme un éclair, mais son sillage est de feu ». Son corps repose dans la chapelle des jésuites de Paray et attire bientôt des pèlerins.
6. Un message spirituel centré sur la confiance et la réparation
Lorsqu’on parcourt l’ensemble des notes, sermons et lettres de Claude de la Colombière, une constante émerge : la confiance. Confiance en Dieu d’abord ; confiance en l’Église ensuite ; confiance enfin en l’être humain. Cette triple confiance s’enracine dans la doctrine ignatienne du « tout à la plus grande gloire de Dieu » et trouve sa forme affective dans la symbolique du Sacré-Cœur. Son appel à la « réparation » n’est donc pas une colère contre le monde, mais une invitation à répondre à l’Amour par l’amour, à se laisser changer pour transformer la société. Son accent positif différencie Claude des prédicateurs rigoristes de son temps ; il combat le jansénisme non par la polémique, mais par l’expérience d’une tendresse désarmante.
7. Une œuvre écrite au service de la vie intérieure
Le corpus de Claude de la Colombière n’est pas volumineux ; la tuberculose et les déplacements l’empêchèrent de se consacrer à de grands traités. Mais son « Journal spirituel », ses séries de sermons et ses lettres de direction, rassemblés aujourd’hui sous le titre « Écrits spirituels », constituent une école du discernement pratique : regarder le Christ, écouter son battement de cœur, consentir à être transformé. Sa plume, volontairement sobre, privilégie l’Écriture aux citations patristiques, les métaphores quotidiennes aux constructions scholastiques. Il devance la théologie contemporaine qui voit la Révélation comme don relationnel plutôt que conceptuel.
8. Rayonnement posthume : de la vénération locale à la canonisation universelle
Dès 1684, une première biographie anonyme circule à Lyon, rassemblant des témoignages de guérisons attribuées à son intercession. La suppression de la Compagnie de Jésus (1773-1814) freine le procès de béatification, mais propage sa figure dans les cercles laïcs attachés au Sacré-Cœur. Le 16 juin 1929, Pie XI béatifie Claude ; Jean-Paul II le canonise en 1992, durant l’Année jubilaire du Sacré-Cœur. Aujourd’hui, son nom est porté par des écoles, des paroisses et des groupes de prière sur tous les continents, et des milliers de fidèles convergent à Paray chaque 16 octobre pour « fêter la confiance ».
9. Actualité de son message au XXIᵉ siècle
Crises économiques, pandémies, conflits identitaires : l’époque semble miner la capacité de croire. Pourtant, la spiritualité de Claude propose une « confiance lucide », acte d’intelligence autant que d’amour. À Paray, sessions pour étudiants, entrepreneurs ou couples en difficulté s’ouvrent sur ses maximes : « Tout arrive par amour, tout est ordonné pour notre salut » ; « Ne craignons que de ne pas aimer assez ». Face à la tentation contemporaine du contrôle — statistiques, algorithmes, biotechnologies —, il rappelle que la personne s’épanouit dans la relation plus que dans la performance. Son accent réparateur inspire les démarches de justice restauratrice et la responsabilité écologique ; son alliance avec Marguerite-Marie encourage les collaborations hommes-femmes dans la mission de l’Église.
10. Conclusion : un saint pour les temps changés
En parcourant l’existence de Claude de la Colombière, on constate que sainteté et efficacité historique relèvent moins de la durée que de la disponibilité. Un adolescent fougueux est devenu un homme unifié ; un professeur brillant s’est fait humble serviteur ; un prisonnier affaibli est sorti victorieux parce qu’il s’est laissé saisir par l’Amour. Il a appliqué le principe ignatien de la « sainte indifférence » : ne rien préférer à la volonté de Dieu, sinon de mieux l’aimer et le faire aimer. Dans l’histoire, il a déplacé l’accent du juridisme moral vers une spiritualité relationnelle ; il a montré que la force subversive de l’Évangile réside non dans la violence mais dans la conversion du cœur. Et dans l’histoire personnelle de ceux qui croisent sa route, il continue de murmurer : « Ayez confiance ». Accueillir sa vulnérabilité, rejoindre celle des autres et les offrir à la miséricorde divine : tel est le legs de Claude de la Colombière. Puissions-nous, à son école, entrer dans ce mouvement, afin que s’étende la civilisation de la confiance dont notre planète a tant besoin.